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Claude Lussac & Nathalie Marx, Pisser à Paris, Guide pratique et culturel des WC gratuits, Editions du Palio & Neoblaste, 2012

           

 

               

Préface de Julien Damon, Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

Le laisser-pisser parisien

Avec un goût et un talent prononcés pour l’expression percutante et imagée, les deux auteurs de cet ouvrage à  la fois captivant et amusant nous convient à un périple original dans Paris. Lettrés et passionnés, ces deux promeneurs de la capitale dite « Lumière » ont eu l’heureuse idée d’explorer la ville pour y évaluer les toilettes mises à disposition, plus ou moins gracieusement, du public et des clients.

Ce guide a des dimensions érudites, dans les descriptions qui sont faites de chacun des WC visités, et pratiques, dans le jugement et la notation qui en sont proposés. Il sera employé pour voyager et se promener autrement. Pour passer un bon moment à le lire ou le parcourir, mais aussi pour aborder, frontalement, cette question naturelle première qui tient dans la continence obligée ou dans l’incontinence à satisfaire urgemment que tous, avec une intensité variée, nous avons vécu (et plusieurs fois d’ailleurs).

Le parcours vaut le détour. Ces pages constituent une tournée touristique qui passe par les sites les plus universellement connus (Le Louvre, Notre Dame), par les hôtels les plus chics (Bristol, Ritz), les lieux les plus tendance (Colette), les grands magasins (Le Bon Marché), les espaces luxueux spécialisés (Point WC sur les Champs-Elysées). Du Mémorial de la Shoah à la Pagode, en passant par le BHV, l’Hôtel Drouot, les brasseries les plus iconiques, c’est tout un Paris connu, pour l’extrême diversité de son offre culturelle et commerciale, qui est saisi à travers une entrée singulière. Des palaces aux coins plus communs en passant par la visite obligée de l’unique vespasienne survivante (en face de la prison de la Santé), chaque déplacement vaut son point d’arrêt.

La mise à l’honneur des toilettes dans des lieux et sites plutôt incongrus ou inattendus est tout à fait bienvenue. Le passage par le Centre Lesbien Gai Bi et Trans doit autoriser un retour sur l’ensemble des problématiques modernes de différenciation. Les détours par Normale Sup’ et son célèbre bassin aux Ernest (qui ne saurait servir à l’usage que le titre de l’ouvrage suggère), par le Collège de France ou par la Sorbonne, rappellent, notamment, que tous les lieux sont plus ou moins bien dotés en WC. Ces derniers, partout, sont chargés d’histoire, à découvrir ou à imaginer.

Mais, tout de même, quelle idée ! Il faut être un rien décalé pour traiter, avec un mélange de distance et de rigueur, d’un sujet qui, dans l’hexagone, prête d’abord les goguenards à glousser. Les toilettes urbaines méritent pourtant un effort d’attention. Endroits particuliers, plus ou moins familiers, au cœur de la ville, des restaurants, des gares, des écoles ou des universités, tous ces WC, loin d’être tous gratuits, sont des toilettes publiques. « Public » et « toilette » sont d’ailleurs des mots, comme le diraient les Beatles, qui ne vont pas forcément bien ensemble. Utiliser les commodités publiques engage des comportements particulièrement privés. Il en va des plus stricts secrets personnels, comme de règles collectives de civilité et de propreté. Pour ne rien dire des budgets publics.

Le sujet est, donc, très sérieux. Il peut se traiter, comme ici, avec légèreté et culture. Mais ce n’est pas verser dans la facilité que de vouloir faire sourire en traitant de thèmes intimes compliqués.

Les évolutions des WC, toilettes publiques, sanisettes, et autres latrines ne constituent en rien un problème annexe ou marginal. Au contraire – et chacun a certainement pu en faire un jour l’expérience – il s’agit d’un thème important de la vie quotidienne, différenciant clairement les hommes des femmes, les jeunes des vieux, les riches des pauvres, ceux qui ont un logement de ceux qui n’en disposent pas. Concrètement, il s’agit bien d’un problème crucial pour les corps humains dans les environnements urbains contemporains.

Jusqu’au début du XVIIIe siècle, nous disent les quelques historiens qui ont bien voulu se pencher sur le dossier, la présence et le côtoiement de l’ordure et des mictions auraient modérément rebuté les paysans des campagnes comme les habitants des villes. Puis les seuils de tolérance, notamment olfactifs, à l’égard de la proximité des selles et déchets se seraient progressivement abaissés. Avec le développement parallèle de l’urbanisation, de l’industrialisation et de l’hygiénisme, les municipalités vont prendre des initiatives pour l’implantation d’installations spécifiques. Naissent alors les premiers mobiliers urbains dévolus aux besoins humains les plus basiques. Les ancêtres des sanisettes modernes, baptisés alors « cases d’aisance » ou « chalets de nécessité », sont réservés aux hommes. Ces équipements resteront longtemps exclusivement masculins. Ils ne se féminiseront qu’au début des années 1980 avec ce que les observateurs avisés ont appelé la « révolution Decaux ».

Entre les deux guerres, Paris comptait plusieurs centaines de vespasiennes. Celles-ci connu une forte érosion de leur fréquentation et de leur réputation, à mesure que les logements devenaient mieux équipés en sanitaires. Décriés, depuis l’origine, comme nids de maladies, lieux de trafics, sites de rencontres et de relations réprouvées, ces équipements ont sombré dans la réprobation, à mesure du déclin de leur usage collectif. La raréfaction des toilettes publiques est même devenue, à certains égards, une politique publique. Dans certaines villes, le rasage des toilettes publiques a été une technique explicite visant à repousser les indésirables.

La disparition des toilettes ou la tarification même minime de leur accès ont le même type d’effets. Ceux à qui on souhaitait en interdire l’accès ne s’y rendent plus, mais ils deviennent plus visibles encore en étant obligés de se soulager directement dans l’espace public, devant tout le monde. Par ailleurs tous les passants qui n’ont pas de monnaie ou qui ne trouvent pas de sanisettes sont conduits à des précautions et à des retenues désagréables, ou bien, en dernière extrémité, à devoir trouver des solutions, dans des endroits qui ne sont pas prévus pour cela… Le dilemme se pose de manière évidemment disproportionnée pour les personnes dépourvues d’espaces et de toilettes privés. Les SDF, sans domicile ni offices privatifs, sont en permanence confrontés aux contraintes de la nécessité.

La question des toilettes publiques à Paris a fait l’objet de nombreuses discussions au Conseil de Paris, à la passation de contrats, de marchés, de conventions de délégation de service public. Elle fait couler un peu d’encre. Mais elle ne fait pas encore véritablement l’objet d’une politique ambitieuse, de développement, d’adaptation aux transformations d’une vie parisienne plus mobile.

Soulignons tout de même que Paris a délivré, en quelque sorte, son laisser-pisser au milieu des années 2000 en rendant gratuit l’accès aux toilettes publiques gérées par ou pour la municipalité. Mais il ne s’agit toujours que de quelques centaines d’édicules. Et dans bien des lieux publics (gares et stations de métro notamment) la tarification est encore de rigueur. Pour le reste – dans les musées, les bars, les restaurants, les grands magasins (comme on en trouve, dans cet ouvrage, des descriptions, tant de leurs lieux que des tactiques pour y accéder) – il faut quelques sous ou, à défaut, de l’ingéniosité et de la détermination afin d’apaiser les envies les plus naturelles.

Aménageurs, architectes, designers ont des idées pour aller vers toujours davantage d’ergonomie, de confort et d’éco-performance. Le grand thème d’avenir est certainement celui de la multiplication des WC. Elle peut être rendue possible par des guides comme celui-ci, car ils soulignent l’importance d’un thème jugé trop rapidement futile. Avec un vocabulaire pompeux, les urbanistes appellent à des villes plus compactes, plus intenses, plus piétonnes (c’est-à-dire libérées de la dépendance automobile). La place éminente que peuvent tenir les toilettes publiques dans la réalisation d’une telle ambition n’est pas, au premier abord, évidente. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de rappeler combien pour Paris, comme ailleurs, les toilettes sont capitales.

Ce livre-guide ouvre sur une préoccupation que tout le monde peut rencontrer. Il fait parcourir un ensemble de solutions et de problèmes. Il place la question des WC sur l’agenda du promeneur, et, partant, sur celui du décideur. Il donne espoir à ceux qui estiment que le sujet mérite une plus grande prise en considération.

En un mot, cet opuscule, dont il faut vivement remercier Claude Lussac et Nathalie Marx, soulage. Ces deux WCphiles ont fait œuvre très utile. Comme ils le disent, en termes barrésiens, les toilettes sont un lieu, parmi d’autres, où souffle l’esprit. Ce n’est pas leur unique fonction. Mais il s’agit, assurément, de lieux propices pour penser la ville moderne et la qualité de vie urbaine.

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

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